Notes de lecture

 

                            Laurent TILLON : Et si on écoutait la nature2018. Payot

     J’ai découvert une forêt et des escarpements dans les gorges du Verdon et une falaise sur laquelle un genévrier de Phénicie était suspendu à plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Confronté à la difficulté de s’accrocher, les racines en partie apparentes récupéraient quand même un peu de ressources lui permettant de survivre dans de telles conditions.

     Une équipe de chercheurs américains spécialisée dans la datation des arbres, la dendrochronologie, a ponctionné son bois pour compter les cernes de croissance à l’aide d’une tarière sylvicole. Même s’il ne fait que trois mètres de hauteur pour un diamètre de cinquante centimètres, et que seules les parties tombantes du feuillage sont encore vertes, l’arbre aurait environ deux mille ans. 

     Quand l’un des cônes d’origine s’est détaché de l’arbre, il a été déposé sur un rebord de la falaise et une graine à lentement germé. Le peu de terre accumulée au fil des siècles passés lui a permis de développer une première racine qui s’est accroché à la paroi en se glissant dans une fissure pour le retenir et l’empêcher de chuter, et ainsi prendre vie pour des siècles. Personne n’aurait pu imaginer qu’il réussirais à s’installer là et qu’il perdureraient tant de  temps. Similitude hasardeuse, il serait né en même temps qu’un certain Jésus de Nazareth. Impossible de rester de marbre face à cet ancêtre accroché autant à la vie qu’à sa paroi rocheuse.                                                                                                                                                                                                                                                                              

                            La thérapie… virtualisée                                          

         Le premier confinement lié à la pandémie du COVID-19 a contraint de nombreux patients et leurs thérapeutes à interrompre leurs relations. Dans certains cas, la relation a pu continuer par des échanges de mails, de sms, d’entretiens téléphoniques ou en «visio» sur internet. Dans les mois suivants, à l’occasion du deuxième confinement, les séances ont pu plus facilement se prolonger dans le cadre habituel, mais cependant redéfinies par des «gestes barrières» dont le port du masque est sans doute celui qui pose le plus de problèmes relationnels. 

         Ce changement brutal et imprévisible pour la plupart d’entre nous marquera probablement chacun à moyen et long terme. Cette expérience contrainte d’échanges virtuels ou «filtrés» risque en effet de réduire encore un peu plus la stabilité des liens nécessaires entre thérapeute et patient pour qu’un processus thérapeutique se produise dans de bonnes conditions. En fonction des pathologies et des problématiques, l’impact de ces échanges désorganisés par la situation sanitaire s’est révélé parfois déroutant, comme pour certains phobiques sociaux qui se sont parfaitement acclimatés à ces nouvelles circonstances… 

Internet

         Les échanges entre patients et thérapeute par internet ne sont pas nouveaux. Si les premières connections entre ordinateurs ont lieu en 1973, les premiers pas vers une professionnalisation en ligne se font aux USA dès 1985. Cet outil va  aider de nombreuses personnes pour qui l’accès à un thérapeute était difficile pour des raisons économiques, psychologiques ou géographiques.     Le témoignage de Maria AINSWORTH dans les années 90 sur son utilisation du cyberspace se résume à sa formule lapidaire : « il y a une seule chose de pire que la solitude : être seule face à elle ». 

         Mais très vite les cliniciens se rendent compte de ce qui limite l’exercice, particulièrement  les incompréhensions potentielles liées à la perte des repères visuels et auditifs (parfois olfactif), la difficulté à établir une alliance thérapeutique, le manque de métacommunication, etc. D’où certaines questions sur le processus de symbolisation et de médiation : 

         « L’usage du réseau favorise-t-il les mécanismes de faux-self, d’encryptement, de clivage, ou au contraire soutient-il les processus d’introjection ?» 

         En conséquence,  la relation avec le temps, l’espace et l’identité s’en trouve sensiblement transformée. Car la disparition de la relation physique au profit d’une relation virtuelle prive le clinicien (et son patient) de nombreux éléments : mouvements du corps, tensions corporelles, tous ces éléments analogiques qui contribuent à percevoir l’émotionnel dans la relation à l’autre. Être à l’écoute, dans la démarche clinique, c’est être au chevet.. Il en va ainsi pour de nombreux types de thérapie : psychodrame, thérapie corporelle bien sûr, mais aussi systémique, là où la mise en scène dans l’espace  (par exemple dans les sculptures où les corps peuvent être très près les uns des autres) génère un expérientiel très spécifique.           

Le Téléphone

         Zara est une jeune Portugaise de 20 ans, élève infirmière. Sa mère m’a contacté deux ans auparavant, au moment où elle venait d’avoir son bac, se plaignait de troubles du sommeil et surtout de gros problèmes relationnels avec les jeunes de son âge. 

         D’entrée elle peut dire à quel point les relations aux autres, surtout les filles, sont toujours la source de grandes déceptions : chaque relation amicale est rapidement très (trop) exclusive parce qu’elle se trouve vite en concurrence avec les autres du groupe dans lequel elle s’est investie. Ce sont donc pour elle les autres qui l’abandonnent, sans qu’elle puisse se rendre compte en quoi sa possessivité déclenche un tel mouvement de retrait.  

         La relation thérapeutique s’avère d’entrée fragile : elle vient de façon discontinue, occupe ses séances à ruminer ses innombrables déceptions et oublie régulièrement ou décommande ses rendez-vous (du matin) parce qu’elle s’est couchée vers 5 ou 6h, épuisée soit par l’insomnie, soit par des discussions interminable sur les réseaux sociaux avec des inconnus…Il s’agit là d’un véritable défi : vais-je supporter cette incertitude du lien qu’elle ne peut que me faire subir, comme pour se convaincre qu’elle a survécu à cette maltraitance durant les premières années de sa vie. Née avec une sœur jumelle et une mère très dépressive  durant les premières années (elle-même fille ainée d’une famille de 8 enfants dont elle s’est occupée jusqu’au moment où son mariage à 19 ans lui a permis de se détacher de sa famille…), elle a surtout été élevée par sa grand-mère paternelle. 

         Après la séparation de ses parents lorsqu’elle a 6 ans, Zara entre dans une longue période de solitude : elle se replie sur elle-même chaque jour un peu plus sans qu’autour d’elle personne ne s’en rende compte car elle peut donner le change par ses bons résultats scolaires…

         Début avril 2020, après une assez longue interruption de  nos entretiens, elle me recontacte très angoissée car elle est en stage dans un service hospitalier où elle y a manifestement contracté le COVID-19 : fièvre, toux, courbatures, etc.

Elle reste ainsi cloitrée chez elle pendant deux semaines, obnubilée par ses histoires d’amitiés perdues…

         Nous décidons d’entretiens téléphoniques deux à trois fois par semaine. Une séance marquera un tournant important dans sa façon de vivre le confinement : elle y aborde de nouveau ses difficultés à s’endormir et des souvenirs de petite fille lorsqu’elle allait au Portugal pendant les vacances dans le village d’origine de sa grand-mère maternelle. Je lui demande si elle  garde encore avec elle  certains objets de sa petite enfance (livres, peluches, jouets…). Elle évoque alors une petite marionnette que cette grand-mère lui avait offerte et qu’elle n’a plus avec elle… 

Je lui propose de demander à sa grand-mère si la fameuse marionnette pourrait être encore là-bas et, si oui, qu’elle lui envoie par la poste pour qu’elle puisse l’avoir auprès d’elle chaque soir pour s’endormir…

         Quelques jours plus tard Zara me dit qu’elle va avoir sa Marionnette bientôt et qu’elle va beaucoup mieux... Son sommeil est de retour.  Je découvre alors, dans nos échanges téléphoniques, une bien meilleure capacité chez elle à comprendre ses propres états émotionnels et ceux des autres. Alors que nos séances n’étaient pour moi qu’un grand chaos dans sa tête (et dans la mienne), cet échange téléphonique improbable semble avoir restaurer quelque chose d’essentiel : sa capacité, dans la mesure où je peux l’accompagner sans la voir dans l’élaboration de ses pensées, à concentrer son esprit sur un point précis sans se fragmenter comme elle le faisait auparavant…          

         Le contact téléphonique, sans présence physique et sans image, pourrait-il, dans certains cas, favoriser une construction plus facile du lien sécure à l’autre ? Il reste à nos patients, comme à nous-mêmes, de pouvoir opter pour ces modes d’échanges lorsque les circonstances nous y contraignent, pour autant que ce cadre original peut être réellement co-construit au départ et puisse être aussi l’objet d’une redéfinition à la demande des uns ou des autres.  

Le visage

         Un matin, il y a quelques années, je monte dans un train de banlieue bondé pour un assez long trajet… Debout, j’aperçois un peu plus loin sur ma gauche, une jeune femme qui peut s’assoir sur l’unique place restée disponible. Le train se met en marche.  Elle entrouvre discrètement  son manteau après quelques minutes car la température augmente rapidement dans ce wagon surchargé. 

         Je peux l’observer sans que nos regards se croisent. Son visage exprime à la fois quelque chose de paisible  et une certaine inquiétude. Elle ouvre alors son sac à main  posé sur ses genoux et en extrait délicatement une feuille de papier qu’elle commence à lire…

         Mon regard est alors suspendu à l’expression de son visage au fur et à mesure qu’elle prend connaissance du contenu de ce document. Une vive émotion (de la joie, de l’inquiétude ?)  traverse son visage pendant quelques secondes. Puis elle remet le document dans son sac, tourne son visage légèrement sur sa droite et fixe son attention au loin sur le paysage qui défile derrière la fenêtre embuée du train. 

         Cette séquence n’a pas duré plus d’une dizaine de secondes mais a été pour moi manifestement beaucoup plus longue : qu’y avait-t-il d’écrit dans ce document ? Pouvais-je le savoir à partir de la simple observation du visage de cette jeune femme ? 

         Je me suis laissé imprégner par ce que son visage me montrait et mon imagination m’a assez vite conduit au scénario suivant : elle a reçu ce document dans son courrier ce matin mais n’a pas eu le temps de l’ouvrir. Il s’agit d’une réponse à un test de grossesse et elle découvre en le lisant qu’il est positif… En quelques secondes sa vie bascule dans un autre monde, de joie, d’incertitude, d’inconnu… Ressent-elle aussi, à cet instant,  une certaine solitude ? 

         Elle le montre… et ne le montre pas. Je crois lire sur  son visage qu’elle retient ses émotions, sans doute parce qu’elle se trouve dans un environnement où il ne lui est pas possible de les exprimer.  

         Face à une personne inconnue, je n’ai que son visage pour me la représenter  dans ses intentions, ses états émotionnels, sa situation intersubjective au moment présent, etc. 

         Depuis une vingtaine d’années,  avec la radicalisation des problèmes d’identité, la question du visage plus ou moins couvert ou découvert est devenu un sérieux problème de société : on se cache (ou se protège) derrière une capuche, une cagoule, un voile…une burqa. Sur les médias, les visages peuvent être floutés, les voix transformées…

         Et puis, en cette année 2020, l’arrivée de la crise sanitaire liée au Covid 19 déclenche  la nécessité d’utiliser des masques. Toute situation dans laquelle des individus sont en relation de proximité physique entraine l’obligation pour chacun de se masquer le visage pour ne pas mettre l’autre en danger d’être contaminé.

         Indépendamment  des problèmes psychologiques posés par le confinement, l’usage contraint  du masque va générer de multiples problèmes :

  • Dans la relation au petits enfants (dans les crèches, particulièrement)
  • Dans la relation aux personnes âgées (dont les plus fragiles n’en comprennent pas la nécessité)
  • Dans toutes les relations humaines (professionnelles, pédagogiques, thérapeutiques, etc)

         Explorons plus en détail la situation particulière des conséquences de l’usage du masque dans la relation psychothérapeutique.

La perception des émotions

         Depuis les premiers travaux de Darwin sur l’expression des émotions, de  nombreuses études ont montré qu’il existe chez l’homme, dès les premières semaines après sa naissance, une construction progressive de sa capacité à percevoir ses propres émotions à travers la perception de la même émotion sur le visage de l’autre :

         « La communication maternelle propose, en miroir (mirroring), une série de signaux (expressions faciales, modulations de la voix, langage enfantin) qui, à la manière d’un biofeedback social, renvoient au nourrisson une représentation de ses éprouvés». (Peter FONAGY, Martin DEBBANÉ, Deborah BADOUD (2016) : De la mentalisation à la confiance épistémique : échafauder les systèmes d’une communication thérapeutique, Revue québécoise de psychologie, 37(3), 181-195.)

          Ce que ces auteurs appellent la dimension « marquée » du mirroring « se perçoit dans la manière dont le parent souligne, prononce, déforme, exagère légèrement l’émotion du bébé afin de signifier qu’il n’exprime pas sa propre émotion, mais bien celle que le nourrisson lui communique». 

         Ces processus jouent un rôle majeur dans la construction d’une relation d’attachement sécure indispensable au développement progressif de la différenciation soi/autrui. Et nous  savons maintenant que plusieurs grandes pathologies psychiatriques sont fortement déterminées par des perturbations majeures des relations d’attachement. 

         Nous savons aussi que ce qui conduit un être humain à s’engager dans une relation thérapeutique concerne le plus souvent des situations d’échec et/ou de blocage dans ses relations interpersonnelles actuelles mais aussi passées. La décision de s’engager dans une relation thérapeutique demande parfois du temps  car le sujet s’y projette avant même qu’elle soit effective. Elle devient possible et imaginable pour lui si la mobilisation de son  système d’attachement le lui permet sans qu’il le vive comme un danger insurmontable. 

         Pour un thérapeute, le premier échange avec son patient se fait le plus souvent au téléphone. S’il n’y a pas encore de contact visuel à ce moment, il peut cependant se représenter dès les premières secondes le type de relation dans laquelle son patient s’engage d’entrée : par la tonalité émotionnelle de la voix, de long monologue difficile à interrompre, une difficulté à se mettre d’accord sur les modalités d’un premier rendez-vous, etc.

         Dans un deuxième temps, la qualité des premiers contacts entre thérapeute et patient joue un rôle crucial dans la construction de l’alliance thérapeutique. Plusieurs études sur le processus thérapeutique indiquent que la séance décisive ou le patient s’engage (ou pas) dans la thérapie est la troisième séance. Autant dire que ces premières séances testent à la fois les capacités du patient mais aussi…celles du thérapeute. Une fois la thérapie engagée, il leur faudra à tous les deux à chaque fois pouvoir s’accorder sur la nature des émotions vécues : 

         «Les techniques d’entretien en TBM visent à maintenir un processus d’attention conjointe au sujet des états mentaux et, à la manière du Mirroring, permettre d’échafauder des représentations de ces états mentaux qui puissent contribuer à la régulation des affects perturbateurs chez le patient» (FONAGY, 2016).      

Le masque

         Amélie (28 ans) s’installe devant moi pour son premier entretien. Nous sommes tous les deux masqués… A quoi cela servirait-il de se découvrir quelques instants pour mieux se connaitre si nous devons remettre nos masques tout de suite après ?          

         Dès les premières secondes où elle s’adresse à moi, mon attention se fixe sur son regard et les mimiques de son corps, avec un grand vide au milieu puisque le bas de son visage, sa partie la plus expressive, m’est inaccessible !  Mais je ne dois pas oublier qu’il doit en être de même pour elle : elle ne voit pas sur mon visage les émotions qu’elle ressent… La synchronisation de nos états émotionnels est vraiment  difficile  à établir…Comment puis-je savoir ce qu’elle ressent ?          L’entretien se déroule pourtant, mais de façon laborieuse : nous sommes amputés de nos moyens perceptifs (expressifs ?)… C’est un réel problème pour moi. En est-ce un également pour elle ? Jusqu’à quel point ? Faut-il lui confier cette difficulté avec le risque de lui compliquer encore un peu plus ce qu’elle cherche à exprimer ? 

         Nous avançons pourtant peu à peu : sa relation aux hommes est remplie d’incertitudes : doit-t-elle supporter la brutalité des réactions de son compagnon qu’elle trouve injuste ? Peut-elle attendre encore une écoute attentive de sa mère qui a depuis  toujours privilégier son travail au détriment de ses enfants ? Peut-elle trouver un minimum de confiance en elle si elle ne peut pas compter sur quelqu’un pour la rassurer ? 

         Manifestement, la problématique de cette patiente est entrée en résonance avec mes difficultés liées au port du masque. Nous devons faire avec cette amputation de nos moyens…          

          La compréhension de ce qui se passe dans la relation thérapeutique en face à face repose sur l’utilisation synchronisée de plusieurs niveaux d’échanges : contenu/relation ; texte/contexte, digital/analogique,…etc. Avec un masque, l’expression du corps devient lacunaire et les acteurs de l’échange ont tendance à focaliser leur attention sur les contenus verbaux au détriment de l’expression des émotions dont les nuances deviennent difficiles à percevoir. 

         Pour un psychanalyste, quand le patient est allongé sur le divan,  cela ne change pas grand-chose car son attention est plutôt focalisée sur un contenu verbal et la structuration d’un récit. A l’inverse, dans un entretien en face à face, l’attention conjointe[1] est déterminante : par exemple lorsque le thérapeute perçoit sur le visage de son patient une émotion et lui propose de centrer son attention sur elle… 

         Il peut le faire de plusieurs façons, à partir de  plusieurs hypothèses sous-jacentes, mais avec comme objectif principal de se centrer sur les modèles internes opérant (J. BOWLBY (1973) : Attachements et pertes ,PUF,2002) de son patient.   Le port du masque dans les entretiens rend cette tâche encore plus complexe et la communauté des thérapeutes doit être attentive à cette question, c’est-à-dire explorer  d’autres façons de faire de la thérapie (Comme les sociologues le font pour savoir comment «faire société»…).

         Une enquête plus approfondie auprès des patients et des thérapeutes pourrait également permettre de bien mettre en évidence si cette difficulté est générale ou se présente seulement avec certaines personnalités et/ou certaines problématiques. Seule la description des pratiques nous permettra d’avancer dans cette direction.         

Deux hypothèses

         Autre point, peut-être le plus redoutable : dans ces nouvelles circonstances, de nouvelles occasions de moduler le dispositif thérapeutique surgissent en fonction des fragilités du sujet ou du système familial :  

         1/Une famille va amener un thérapeute à accepter un  entretien familial en visio (avec chacun dans une fenêtre sur l’écran) parce qu’il n’est pas possible, surtout pour celui qui est le plus demandeur, de réunir tout le monde au même endroit, au même moment… 

         Dans les années 70, les premiers thérapeutes familiaux italiens ne possédaient pas ces outils et devaient donc organiser des séances espacées dans le temps, ce qui demandait un long travail de concertation interne à la famille. Lorsqu’elle arrivait ensuite aux séances après un voyage parfois très long, le contact avec le(s) thérapeute(s) était une authentique expérience de rencontre émotionnelle dont la théâtralité permettait d’inscrire de façon durable un avant et un après la séance… 

         Rien de comparable avec la visio : c’est une facilité technique qui isole souvent certains membres de la famille  dont les émotions deviennent  beaucoup plus difficiles à percevoir pour tous les autres… Chacun se sent relié aux autres par des successions d’images furtives et l’espace de rencontre n’est donc plus qu’un espace virtuel… 

  •           : la visio fragmente l’expression et la perception des émotions parce qu’il n’y a pas (ou trop peu) d’indices corporels à partir desquels elles peuvent être partagées. Si un des points essentiels du processus thérapeutique consiste précisément à ce qu’elles le soient, le fait que chacun soit isolé des autres rend cette expérience beaucoup plus difficile pour tous les membres de la famille et pour le(s) thérapeute(s). 

         Cela entraine une grande déception pour celui ou celle qui attend de l’espace de rencontre la possibilité  d’être reconnu (On sait maintenant que la capacité à modifier la perception que l’on a de soi dépend de la façon dont les autres perçoivent ce que l’on ressent).  Les échanges dans un système thérapeutique ne consistent pas à partager simplement des  informations mais aussi des interactions corporelles.  

          2/Comme je l’ai évoqué un peu plus haut, la prise de contact individuel pour une première rencontre est un moment important car il introduit d’entrée dans la problématique relationnelle spécifique du patient. Le cadre de l’entretien téléphonique ou visio (s’il devient celui de la thérapie parce que le patient le demande) va poser à peu près les mêmes problèmes qu’avec une famille : le sujet préfère débattre à distance à propos de lui-même  comme s’il parlait d’un autre… 

       Hypothèse 2 : Une  relation thérapeutique dans laquelle patient et thérapeute ne sont pas présent physiquement l’un avec l’autre a pour inconvénient majeur le risque de les priver d’authentiques émotions partagées.  Comment pouvoir alors différencier  cet espace de celui des réseaux sociaux où les émotions sont librement exprimées à défaut d’être incarnées ?

L’identité et/ou l’identitaire

         Durant les vingt dernières années, notre société s’est profondément transformée avec la conjonction de deux facteurs :

1/ un progrès technique dans les moyens de communication et d’échange au niveau mondial : téléphones portables, internet, réseaux sociaux, etc

2/ une amplification des questions identitaires dans les relations sociales car nos sociétés sont devenues de plus en plus multiculturelles. Au niveau des individus, les questions d’identité ont pris une part plus importante dans l’expression  des difficultés à vivre de nos patients, particulièrement à propos de l’estime de soi  et/ou d’une quête sans fin d’identité. 

         Cette question n’est pas nouvelle. Elle avait été introduite par le psychanalyste Erik ERICKSON[2] dans les années 50/60 à propos de la crise d’identité des adolescents. Reprenant ses travaux, le philosophe Vincent DESCOMBES (Les embarras de l’identité, Gallimard. 2013) indique que les questions d’identité continuent à se poser à peu près de la même façon  à notre époque qu’à celle de Shakespeare où le prince danois Hamlet se présentait comme :

          «le grand adolescent introspectif cherchant à se libérer des parents qui l’on fait et en partie déterminé, tout en cherchant à se confronter au fait d’appartenir à des institutions plus larges dans lesquelles il n’a pas encore trouvé sa place». 

         La différence avec notre époque réside néanmoins, comme le souligne Vincent DESCOMBES,  dans le fait que les questions d’identité sont devenues des questions sociales plus complexes dans lesquelles l’individu dispose d’une identité plurielle :

         « Comme le dit le proverbe : on ne peut pas être à la fois au four et au moulin. Ce sont là des exigences contradictoires. Si je suis au four, on me reprochera de ne pas être là où je suis attendu, au moulin. Et inversement. Je serai toujours fautif (…). En terme dynamique, l’individu tiraillé des deux côtés est paralysé.(…). La seule solution concevable est de changer cette identité plurielle  - qui pose les demandes concurrentes à égalité et maintient donc l’indépendance des deux éléments identitaires – en une unique identité composite».

         Mais le chemin peut être long pour se dégager de ces impasses, surtout lorsque nos patients cumulent les difficultés, comme dans la situation suivante :

         A 40 ans, Alice demeure une femme tragiquement seule. Issue d’une mère française et d’un père Malgache, elle présente d’entrée son métissage comme un obstacle insurmontable à son épanouissement bien qu’elle le revendique haut et fort dès qu’elle suspecte quelques propos racistes à son égard. Elle a choisi d’aller vivre et travailler  dans un pays anglo-saxon, occasion supplémentaire d’ajouter à son quotidien une note de communautarisme. Elle ne sait comment concilier ses deux origines pour trouver une unité qui se dérobe en permanence parce qu’elle se sent toujours  jugée et/ou rejetée par les autres… 

         Notre rencontre se présente d’entrée comme la mise en scène de ses relations difficiles avec les autres : elle prend rendez-vous mais me téléphone à l’heure convenue pour me dire qu’elle est encore chez elle car elle avait peur de me dire des choses terribles qui pourraient  déclencher chez moi une réaction de rejet. Elle me demande alors d’accepter que nous fassions la séance en visio…au téléphone.

          Si certains peuvent (re)trouver leur équilibre en s’engageant par exemple dans une vie militante (ou religieuse) qui légitime socialement leurs combats intérieurs, Alice est manifestement trop perturbée par ses craintes d’être rejetée d’un groupe pour s’engager dans une telle direction. Il ne lui reste que la thérapie (ou une rencontre improbable, car la vie elle-même peut être thérapeutique)  pour y arriver.  Mais celle  dans laquelle elle veut s’engager avec moi devra à un moment ou à un autre, construire cet espace nécessaire au changement qu’elle recherche. 

         Celui ou celle qui doute maintenant de son identité, de ses origines, de son sexe, de sa religion…de sa place dans le monde, etc, peut trouver par les réseaux sociaux des interlocuteurs (plus ou moins anonymes) qui peuvent apaiser son inquiétude ou au contraire l’amplifier… 

         Ainsi le monde virtuel est devenu, dans la situation actuelle d’isolement social de beaucoup de personnalités fragiles, une véritable caisse de résonance de leurs angoisses identitaires. 

         Cette évolution est lourde de conséquence car elle est paradoxale : plus les hommes se donnent les moyens de maintenir des liens permanents (mais virtuels) entre eux,  plus leurs quelques instants de solitude deviennent insupportables (On retrouve là le paradoxe de l’insatisfaction croissante de Tocqueville : plus une situation s’améliore, plus l’écart avec la situation idéale est ressenti subjectivement comme intolérable).

         Mais l’écoute que les thérapeutes peuvent offrir à ces interrogations se doit d’être  différente par la particularité de l’espace qu’elle propose. Plus cet espace tend à se confondre avec l’espace public, plus la singularité de l’expérience thérapeutique perd de sa force. 

         Lorsque la situation sanitaire pourra s’améliorer, il est probable que cet  espace restera encore contaminé par l’usage du virtuel qui a transformé en quelques années toutes nos relations sociales.     

 


[1] -  L'attention conjointe est un des mécanismes de base de la théorie de l'esprit, consistant à se représenter ce que peut se représenter autrui. Elle s’appuie sur la capacité à partager un évènement avec autrui, à attirer et à maintenir son attention vers un objet ou une personne dans le but d’obtenir une observation commune et conjointe.

[2] - ERICKSON Erik (1950) : Enfance et société, trad française 1959, Delachaux et Niestlé et (1968) : Adolescence et crise : la quête de l’identité, traduction française 1962, Flammarion. 

 

L'animal est-il une personne ? Par Yves CHRISTEN, Flammarion, 2009 :

Que dire du poisson archer qui envoie sur sa cible aérienne (un insecte) des gouttes d'eau... qui la font chuter afin qu'il puisse la gober !

Que dire de la capacité des geais à se souvenir, lorsqu'ils cachent de la nourriture, de l'instant et du témoin présent, et à se conduire en conséquence, ne la déménageant que lorsque l'observateur en question risque de la lui voler, signant ainsi sa compréhension implicite de l'état d'esprit d'autrui ? 

Que dire des chimpanzés qui sont capables de reconnaître les liens de parenté entre des représentants de leur espèce (essentiellement entre mère et fils) qu'ils n'ont jamais vus ?

Que dire du chat Oscar, au centre gériatrique dans l'état de Rhode Island qui signale au personnel les patients qui vont mourir dans les deux heures ?

Que dire des casse-noix d'Amérique qui dissimulent jusqu'à 33000 graines dans des cachettes dispersées sur des kilomètres carrés et les retrouvent presque toutes plusieurs mois plus tard ? Comment ne pas être impressionné par ces volatiles dont le cerveau n'est pas plus gros qu'une cacahuète ? 

Que dire de la femelle chimpanzé Lana à qui l'on enseigna l'art d'uriner dans une bassine ? Les théories habituelles en matière de conditionnement auraient voulu qu'avec le temps la situation ne cesse de s'améliorer. Il n'en fut pas exactement ainsi : Lana apprit à fractionner ses actions, urinant quelques gouttes seulement mais plus fréquemment afin d'obtenir plus souvent la récompense. Et quand elle n'avait manifestement plus d'urine dans sa vessie, elle se contentait de cracher dans la bassine... Elle avait répondu par un comportement intelligent, créatif et rationnel - en définitive, plus intéressant à étudier qu'un banal apprentissage ! 

         Que dire enfin de ces plantes qui réagissent à la présence d'un herbivore en produisant des molécules qui, transmises par voie aérienne, apportent l'information  à leurs voisines, ce qui leur permet de produire à leur tour les tanins répulsifs ?

Penser comme un rat.  Par  Vinciane DESPRET, Édition Quae. 2009

Pour un examen clinique des boiteries, on fait tourner des chevaux dans un manège. Une chienne, en parfait état de santé, assiste à toute la séance. Elle reste là, car son maître participe à l'exercice de diagnostic. Toute la matinée, elle voit des chevaux avec des boiteries tourner en rond sur le sable. A la fin de la matinée, la chienne repart en boitant. Les participants examinent la chienne, pour comprendre ce phénomène. Après un examen approprié, il apparait que rien ne justifie cette boiterie. La chienne repart alors sans boiter...

 

Thermodynamique de l’évolution – un essai de thermo-bio-sociologie –

                       Par François RODDIER, édition Parole, 2019.

         Thermodynamique, entropie, mécanique statistique, dynamique non linéaire, théorie du chaos, structure dissipative, etc… Autant de concepts à partir desquels l’auteur nous propose au fur et à mesure une série de propositions fondamentales :

  • L’entropie d’un système est une mesure de notre méconnaissance de ce système
  • Un écosystème s’organise de façon à constamment maximiser son taux de dissipation d’énergie
  • De génétique, l’évolution est devenue progressivement culturelle
  • L’évolution de l’homme est essentiellement culturelle. Thermodynamiquement, l’esprit humain réduit son entropie (s’auto-organise) afin que le corps puisse dissiper plus d’énergie
  • Etc, etc…

         Mais François RODDIER devient passionnant lorsqu’il aborde l’auto-organisation du vivant. Prenons l’exemple de l’amibe du terreau. Elle possède 3 mécanismes différents de reproduction : 

  • Quand la nourriture est abondante, elle se reproduit, comme les bactéries,  par division cellulaire. 
  • Lorsqu’elle est moins abondante, les amibes se reproduisent par accouplement (reproduction sexuée)
  •  Quand la nourriture devient rare, elles émettent un signal de détresse (chimique). Imité par les amibes voisines, cet appel s’étend rapidement à toute la colonie. A ce signal, les amibes se rassemblent toutes pour former un organisme multi cellulaire qui prend l’aspect d’un …limace ! Solidaires les unes des autres, les dix à cent mille cellules qui forment cette limace coordonnent alors leurs efforts. La limace rampe vers la lumière. A la limite de l’épuisement, elle s’arrête et se redresse. Ses cellules se différencient, formant une longue tige  appelée pédicelle, au bout de laquelle se gonfle une capsule de spores.  Alors que la limace meurt, la capsule éclate et les spores se dispersent, donnant naissance à de nouvelles amibes dans un environnement que la limace « espère » meilleur…  Dans ce cas, toutes les ressources génétiques sont mises en commun, maximisant la coopération entre les descendants. 

         Au fil des pages, l’auteur nous montre comment les principes de la thermodynamique peuvent nous permettre de mieux comprendre l’évolution du vivant et finalement des sociétés humaines depuis le néolithique jusqu'aux multiples crises (écologiques, économiques, financières, culturelles, etc) de l’époque contemporaine. L'équilibre de la vie se situe, comme pour les amibes,  à mi chemin entre la compétition et la coopération. Nous ne pouvons pas faire autrement : pas de vie sans compétition, mais pas de (sur)vie sans coopération... Les risques d'«effondrements» auxquels nous devrons faire face ne l’empêche pas de rester plutôt optimiste sur les moyens des hommes à se dégager  des impasses actuelles. C’est plutôt réconfortant !

 

Les limites de la croissance- dans un monde fini-(2004) de Dennis MEADOWS, Donella MEADOWS & Jorgen RANDERS, Lécopoche.

Requiem pour l’espèce humaine  (2013) de Clive HAMILTON, SciencesPo. Les Presses.

Comment tout peut s’effondrer (2015) de Pablo SERVIGNE et Raphaël STEVENS, Éditions du Seuil.

 

         En 1972 est publiée la première étude sérieuse envisageant les conséquences planétaires d’un croissance économique mondiale sans limite…

         Elle prévoyait que les effets de cette croissance exponentielle conduiraient à une crise majeure aux environs de 2020-2030…

         Nous y sommes ! (Presque, mais de nombreux signes climatiques, économiques, écologiques et sociaux nous l’indiquent chaque jour un peu plus…)

         Voilà trois livres qui décrivent en détail les différentes étapes de cette évolution dont on ne voit pas bien comment nos sociétés vont pouvoir la contrer pour éviter le pire, car il ne reste que très peu de temps pour y parvenir… 

         Nombreux sont ceux qui militent et s’organisent chaque jour dans le monde entier depuis 15 ou 20 ans pour alerter les politiques, mais rien ne semble suffire à modifier la perception du danger par nos décideurs. La crise sociale et la décomposition de notre vie démocratique en sont bien évidemment une conséquence directe.  

         Même si :

1/ Les hypothèses (éco)systémiques sont omniprésentes et indispensables pour une meilleure compréhension de la complexité du problème

2/ Des solutions existent déjà localement et fonctionnent sans problème

         La question de savoir comment changer rapidement reste très incertaine…car il existe de nombreux freins politiques, économiques, financiers, cognitifs…

Car, comme le dit Clive HAMILTON :

         « La plupart des discussions sur la façon de réagir au changement climatique reposent sur une représentation du risque par ses conséquences : nous prenons connaissance des avertissements des scientifiques, nous nous faisons une idée des effets probables sur notre bien-être, et nous adaptons notre comportement en conséquence. Il est cependant établi aujourd’hui que les réactions instinctives immédiates (comme la peur, l’angoisse et l’appréhension) sont des mécanismes plus puissants d’évaluation du danger (…). Si l’évolution nous a conduit, pour survivre, à évaluer le danger en fonction de nos réactions viscérales immédiates, nous sommes démunis lorsque, confronté au réchauffement climatique, nous devons nous fier entièrement à un processus cognitif ».

Tea-Bag – Henning MANKELL, Ed du Seuil, 2007.

            Dans un moment difficile de sa vie d’écrivain, un homme s’engage à explorer celle de migrantes qu’il rencontre pour obtenir d’elles le récit de leur vie et surtout des itinéraires chaotiques qui les ont conduites en Europe du Nord. 

            Mais, de qui est-ce le récit ? Qui sont les auteurs ? Les paroles de ces femmes sont la matière brute d’une œuvre déconcertante par la cruauté des situations qu’elle nous fait découvrir.

L’une d’elles dit : 

            Je crois que personne ne comprend vraiment ce que cela signifie d’être en fuite. Être contraint, à un moment donné, de se lever, de tout quitter et de courir pour la vie. Cette nuit-là, quand je suis partie, j’avais la sensation que toutes mes pensées, tous mes souvenirs, pendouillaient derrière moi comme un cordon ombilical sanguinolent qui refusait de se rompre, alors que j’étais déjà loin du village.  Personne ne peut comprendre ce que c’est – à moins d’avoir été soi-même chassé, contraint de fuir des hommes, ou des armes, ou des ombres qui menacent de tuer. La terreur nue, on ne peut pas la communiquer, on ne peut pas la décrire. Comment expliquer à quelqu’un l’effet que ça fait de courir droit devant soi, en pleine nuit, pourchassé par la mort, la douleur, l’avilissement ?

Qu’est-ce-que l’identité ?

Réponse de Tea-Bag qui invente littéralement le calvaire vécu par son amie Tania :

            La dernière image qu’elle a de son père, c’est quand il a eu la tête arrachée par un éclat de grenade, il ne restait plus qu’elle, ses frères et ses sœurs et sa mère, tous les autres avaient disparu. Ils sont arrivés en Suède à bord d’un ferry qui tremblait comme un animal encagé. Leurs papiers, ils les avaient déchirés et fait disparaître dans la cuvette des WC, parce que le lois non écrites des migrants leur avaient enseigné cela : il est plus difficile de se débarrasser d’une personne sans papiers, plus difficile de la repousser à coups de bâton que quelqu’un qui a encore un nom. C’est allé si loin que les gens qui n’existent pas sont plus vrais que ceux qui refusent d’abandonner leur identité.

            Ainsi le roman devient, comme souvent,  une fiction plus forte, plus intense, plus vraie que le réel supposé qu’elle cherche à décrire…

            Tea-Bag, comme Tania, Leila, Natalia, Tatiana, Inez et bien d’autres,  volent des téléphones, vivent dans des appartements qu’elles squattent et s’inventent de multiples identités, pour survivre à leurs propres cauchemars. 

            Voilà le roman d’un auteur visionnaire des drames qui allaient survenir plus de quinze ans après sa création. 

 

LA MÉCANIQUE DES PASSIONS - Alain EHRENBERG, Odile Jacob, 2018.

         Après une séance de remédiation cognitive, un patient souffrant de schizophrénie déclare au psychologue en charge du traitement : « Avant j’étais un handicapé, mais grâce à notre travail, j’espère devenir un handicapable».

         En quelques décennies, les découvertes et les applications dans le domaine des neurosciences cognitives ont été impressionnantes. Dans ce livre brillant et très bien documenté, Alain EHRENBERG en analyse les conséquences pour le monde du soin et pose la question des limites de ce que l’on peut en attendre.

         Deux évolutions technologiques majeures y ont contribué : d’abord les progrès de l’imagerie cérébrale puis, dans un deuxième temps, ceux de la numérisation des données de ces recherches. Le maître mots de ces approches sur le plan thérapeutique est celui de remédiation cognitive pour la prise en charge de certaines pathologies mentales, définies désormais comme un dysfonctionnement des capacités neurocognitives du sujet à s’adapter au monde.

         Dans le cas de la schizophrénie, par exemple, il y aurait 3 catégories de troubles :

- Les troubles neuro cognitifs (attention, mémoire, fonction exécutive)

- Les troubles de la cognition sociale (perception, compréhension émotionnelle, théorie de l’esprit, connaissances sociales)

- Les troubles métacognitifs (la réflexivité, la décentration, l’habileté stratégique)

          Indépendamment de leurs rôles supposés dans la genèse des symptômes, ils sembleraient jouer un rôle important dans les difficultés relationnelles des patients, c’est-à-dire au niveau de leurs interactions sociales. L’acquis conceptuel majeur concerne la capacité du cerveau à se modifier lui-même grâce à la plasticité synaptique.

         Depuis les années 80, ces techniques se sont en effet développées à mesure que les patients psychiatriques lourds se voyaient peu à peu suivis en ambulatoire. Pour le dire simplement, leurs troubles ne sont plus maintenant considérés comme des incapacités mais comme des capacités différentes, une sorte de neuro divergence (dont l’autisme est le meilleur exemple). Ils concernent les circuits cérébraux relatifs au domaine de la cognition, de l’émotion et du comportement. Cette perspective thérapeutique nouvelle s’appuie sur le principe que le cerveau-individu est porteur de la valeur sociale fondamentale de l’autonomie : il se révèle avoir - pour autant que l’on sait le stimuler correctement - la capacité à être l’agent de son propre changement !

       A priori, il pourrait s’agir d’une étape importante dans les stratégies de soin. Mais, les cliniciens ayant travaillé depuis déjà plusieurs années de cette façon nous précisent que :

- Cette approche ne remplace pas la psychothérapie car elle n’intègre ni l’histoire du sujet ni son contexte relationnel familial

- Elle ne remplace pas non plus les traitements médicamenteux qui demeurent indispensables dans les situations de crise, bien qu’elle améliore son adaptabilité, ce qui est parfois décisif pour certains patients.

- D’un point de vue plus général, elle ne prend pas en compte la singularité de la personne (ses motivations, son contexte interpersonnel, etc), ce qui présente le risque potentiel de la faire évoluer vers des objectifs …normatifs.

        Ajoutons à cela que la validité des conceptions neurocognitives reste encore très hypothétique, comme le philosophe Denis FOREST nous le précise à propos des neurones miroirs :

« A ce jour, il n’existe aucune réponse entièrement probante ni unanimement acceptée à la question fondamentale de savoir si l’activation des neurones miroirs est une condition ou une conséquence de la reconnaissance du geste. Autre question en suspens, celle du caractère inné ou acquis des propriétés de ces neurones (l’animal apprend-il à associer perception et exécution en s’observant lui-même ? »

        Tout cela n’empêche pas pourtant que l’étape suivante dans les labos de recherche et les services de soins commence déjà à se profiler : il s’agit de l’arrivée de l’intelligence artificielle :

« Pour les personnes particulièrement dépourvues de compétences relationnelles et sociales, comme les schizophrènes et les autistes, la réalité virtuelle et les robots sociaux offrent des perspectives. Certaines d’entre elles peuvent être étendues aux anxieux et aux dépressifs avec les programmes thérapeutiques informatisés (…). Ces programmes possèdent le double avantage de permettre des entraînements dans des situations proches du monde réel, où il est possible de déployer simultanément différentes modalités d’action, sensorielles, visuelles, etc, et que l’on appelle l’approche multimodale, tout en conservant les avantages du dispositif expérimental pour mesurer simultanément l’activité cognitive (psychologique) et cérébrale. Ils représentent un domaine à la croissance époustouflante : l’informatique émotionnelle (affective computing)».

 Mieux même : le domaine de la thérapie assistée par robot (projet ALIZ-E du 7ème programme cadre européen pour les enfants atteints de troubles autistiques) : « Ils peuvent être conçus pour toute sorte de rôles : attirer l’attention et la maintenir, faciliter l’imitation, stimuler l’attention conjointe, etc. Ils permettent aux enfants d’apprendre en même temps à exprimer leurs émotions et à reconnaitre celles d’autrui».

        Notre société (et donc la communauté des soignants et des patients) s’engage peu à peu dans un paradoxe redoutable : plus on augmente la connaissance sur le fonctionnement du cerveau et le développement de techniques de soin qui s’appuient sur ces connaissances, plus la contextualisation et la connaissance de l’histoire (c’est-à-dire la singularité des personnes) s’imposent pour en comprendre la complexité ! Car, plus les systèmes de communications et d’échanges deviennent omniprésents, plus sa solitude et son identité fragile émerge… comme une évidence.

        Ma seule réserve par rapport au travail d’EHRENBERG concerne le fait qu’à aucun moment (et dans aucun de ses précédents livres) il n’évoque les approches (éco) systémiques pour analyser cette complexité. Ses arguments philosophiques, anthropologiques et sociologiques plaident pourtant en ce sens lorsqu’il dit : « Aucun comportement observable ne peut être compris sans la médiation de codes communs fournissant les principes de la conduite, et donc ceux de l’inconduite, principes qui sont formulés à travers le langage que se donne une société et sans lequel il est impossible d’accéder au sens même du comportement».

        Peut-on penser l’individu sans la globalité ? Ses seules ressources intérieures n’auraient aucun sens s’il n’y avait pas simultanément quelqu’un d’autre pour décupler ses forces, comme la petite Lale nous le montre dans MUSTANG, le superbe film de Deniz Gamze Ergüven. Cette enfant cloitrée avec ses quatre sœurs dans une maison familiale où les adultes veulent les marier suivant la tradition, gagne en effet sa liberté en allant retrouver son institutrice à Istanbul…