hommage à Marie Cécile ORTIGUES
Paru dans Le Coq Héron n°194 (2008) p120-122).
La voie Romaine
Côte sud de la crête. Nous marchons avec difficulté au fond d’une gorge depuis un petit village du bord de mer. Chaque pas demande beaucoup d’attention car le chemin est abrupt et nos pieds se tordent sur les cailloux. Il serpente. Nous tournons, nous retournons, et montons sans rien voir qui nous donne une idée de là où nous sommes et où nous allons. Par moment, quelques lauriers roses apparaissent au milieu des rochers, comme pour nous dire qu’il y a eu ou qu’il y a encore de l’eau dans cette zone inhabitée. Heureusement notre guide connait bien cet itinéraire qui nous mène au sommet de la montagne plus au nord. Tant que nous sommes au fond de cette gorge, nous devons avancer sans voir et sans comprendre…
Après deux heures d’efforts, nous sortons peu à peu des arbres et des broussailles. Il devient possible de se retourner pour évaluer le chemin parcouru. Nous sommes sortis de l’ombre : au loin la mer scintille et les rayons du soleil m’éblouissent. Je m’aperçois que notre sentier s’est élargi et que les cailloux sont maintenant des pierres bien ajustées les unes aux autres.
Nous nous arrêtons quelques secondes au pied d’un arbre et notre guide nous dit que nous sommes désormais sur… une voie romaine. À partir de là, l’ascension devient une autre aventure. Nous n’avons qu’à suivre plus simplement cette voie tracée il y a deux milles ans. Nos pas peuvent s’accomplir sans effort et notre attention est enfin disponible pour embrasser du regard le chemin parcouru, celui qu’elle nous indique jusqu’à l’horizon et surtout un magnifique paysage qui se révèle peu à peu.
Notre rythme de marche devient plus régulier, mon souffle se ralentit. Une légère brise nous accompagne au fur et à mesure que nous prenons de l’altitude…
Après celle d’Edmond en 2005, la disparition de Marie-Cécile Ortigues a représenté pour tous ceux qui ont eu la chance de les connaître depuis les années 80 un moment de grande émotion. Nous savions depuis longtemps combien il nous avait transmis infiniment plus que ce que nous pouvions imaginer attendre d’eux lors de nos premières rencontres. Les quelques lignes évoquées plus haut témoignent de la façon dont j’ai pu me représenter il y a quelques années l’évolution de ma vie de thérapeute grâce à eux : : les premières années à tâtonner puis un long cheminement pour enfin trouver de la cohérence…
Même si ma pratique d’analyste s’est désormais transformée et m’oriente vers d’autres horizons, je ne cesse de toujours relier dans la clinique ce qui était pour eux indissociable : l’éthique la technique et la théorie.
Au mois de septembre 1982, je travaille comme psychothérapeute dans une consultation de pédopsychiatrie publique depuis quatre ans. Ma formation universitaire en psychologie clinique et une analyse personnelle ne mon pas préparé au travail difficile avec les enfants. Il y a les «contrôles» et les groupes de travail mais ni les uns (multiples) ni les autres (innombrables) ne répondent à mon besoin pratique de trouver une méthode satisfaisante. La psychothérapie n’est pas enseignée à l’université où la psychanalyse et la psychopathologie règnent en maîtresses à partir d’un discours formel qui n’aborde jamais la question des techniques de travail. Je cherche donc depuis mes premiers pas de clinicien un moyen de trouver de la cohérence à la fois au niveau pratique et théorique.
J’apprends par une collègue que Marie-Cécile Ortigues organise des groupes de travail sur les premiers entretiens dans le cadre du CFRP. La formulation du thème de travail semble à la fois simple, précise et fondamentale : quelles sont les conditions souhaitables ou nécessaires pour qu’une démarche analytique puisse mettre en place, aussi bien pour un enfant que pour les adultes ?
Nous commençons donc à nous réunir tous les 15 jours pour exposer des situations cliniques et mettre à l’épreuve l’hypothèse de départ suivante : lorsqu’une psychothérapie semble buter sur un obstacle qui rend sa poursuite problématique, il faut revenir au détail de ce qui s’est passé au premier entretien pour en saisir le sens.
Ce travail de groupe va me permettre enfin de commencer à réfléchir sur ce ce que le processus thérapeutique à partir d’un matériel clinique concret au lieu de s’aventurer dans des discussions savantes sur des concepts sans référence à leur utilité de la pratique.
À l’automne 1986, Marie-Cécile et Edmond Ortigues publient Comment se décide une psychothérapie d’enfant ? À l’occasion d’un colloque sur la psychanalyse des enfants et de la publication de leur livre, ils demandent à François Marty, Ludmilla Castier et moi-même de participer à la présentation du livre. Ils nous proposent ensuite de continuer avec Angélique Hirsch-Péllissier, Ester Muchnik, Philippe Petry et quelques autres, un groupe de réflexion dans le prolongement de ces hypothèses. Pendant 10 ans, nous allons nous rencontrer tous les 15 jours pour en débattre et chercher à les approfondir. Edmond Ortigues, peu présent dans les groupes initiaux, va alors se joindre au groupe et nous apprendre ainsi à travailler en respectant quelques principes fondamentaux. Un de ceux-ci eut pour moi des implications pratiques immédiates : lorsque nous utilisons un concept pour désigner ce que nous voulons décrire comme réalité clinique, nous devons à chaque fois pouvoir le remplacer par une description qui ne désigne que les propos ou les actions du patient. Ainsi, à chaque exposé de cas, nous nous donnons comme référence de travail et de discussion un document clinique précis comme base d’argumentation théorique.
Parallèlement, nous organiserons pendant ces 10 années un séminaire de travail trimestriel plus ouvert à d’autres cliniciens. Les hypothèses de départ sur la souplesse du cadre, le rôle décisif des repères identificatoires et de la mise en place des psychothérapies y seront approfondies dans des exposés cliniques et des discussions ouvertes avec d’autres analystes. Ces rencontres seront également l’occasion pour moi de débattre autour de certains axes de recherche vers lesquels je me suis peu un peu orienté durant toutes ces années : l’histoire des pratiques psychothérapeutique, l’hypnose, le concept de cadre thérapeutique, les situations limites, le transfert, la description des pratiques, etc.
Nous avons publié ensemble deux numéros du Coq Héron en 1990 et 1995 et le dernier livre après en avoir à chaque fois longuement confronté ensemble les formulations et les hypothèses de travail.
Depuis, je me suis orienté encore vers d’autres horizons : thérapie familiale systémique, étude du processus thérapeutique, expression analogique, etc. Dans toutes ces nouvelles perspectives, je me suis astreint à la même rigueur, à la même méthode : décrire, contextualiser, confronter les pratiques. C’est ce que je cherche désormais à transmettre aux jeunes thérapeutes.
Edmond Ortigues a laissé une œuvre de réflexion immense donc une partie reste malheureusement peu accessible aux cliniciens : philosophie, histoire des religions, etc. Mais sa lecture de Freud a été pour notre génération particulièrement décapante, au sens où elle a préfiguré très tôt l’évolution nécessaire des disciplines cliniques qui ne doivent jamais oublier, comme il le disait si bien, que la psychologie est d’abord une anthropologie.
Marie-Cécile, de son côté, nous apporté toute sa sensibilité de femme. Elle réussissait toujours à nous faire partager la subtilité de son écoute, sa curiosité pour tout ce qui touche à la nature et à la créativité de l’homme, de même que son respect absolu de la liberté et des choix de ses interlocuteurs. Durant toutes ces années, à chaque vacances ou voyages qui m’ouvraient de nouveaux espaces à explorer, je lui envoyais toujours une petite carte et elle me téléphonait à chaque fois quelques jours après mon retour, trouvant là l’occasion d’en parler plus longuement. Il m’est bien difficile maintenant d’admettre que je n’aurai plus jamais ces cartes à écrire et cette oreille si attentive pour en parler.